You are currently viewing Langage et musique : études comportementale et électrophysiologique du transfert d’apprentissage

Langage et musique : études comportementale et électrophysiologique du transfert d’apprentissage

  • Auteur/autrice de la publication :
  • Post category:Non classé

Source https://books.openedition.org/editionscnrs/5958?lang=fr

  • Éditeur : CNRS Éditions
  • Collection : Psychologie
  • Lieu d’édition : Paris
  • Année d’édition : 2009
  • Publication sur OpenEdition Books : 20 juin 2016
  • EAN (Édition imprimée) : 9782271066480
  • EAN électronique : 9782271091413
  • DOI : 10.4000/books.editionscnrs.5949
  • Nombre de pages : 593 p.

 

Sylvain Moreno et Mireille Besson

Texte intégral

 

1. Le langage parlé et la prosodie

  • 1 Remerciements : Ces recherches ont été financées par un contrat de la Fondation « Human Frontier Sc (…)

1La forme de communication la plus répandue entre les hommes est orale plutôt qu’écrite. Cependant la majorité des études en psycholinguistique sont basées sur la lecture plutôt que sur le langage oral. Ceci résulte probablement du fait que les mots écrits sont plus faciles à manipuler expérimentalement que les mots parlés, le langage naturel étant plus variable que le langage écrit. En outre, les résultats d’études sur le langage parlé suggèrent que les informations contenues dans le signal de parole peuvent influencer la compréhension des phrases à un degré tel que les effets expérimentaux observés avec des stimuli écrits ne seraient pas transposables au traitement du langage parlé (Steinhauer, Alter & Friederici, 1999).

2Une composante essentielle du langage parlé est la prosodie qui peut être définie par deux fonctions principales : une fonction dite « linguistique », qui s’exerce aux niveaux phonétique, phonologique et structural et une fonction « émotionnelle ». En effet, la prosodie est largement utilisée pour véhiculer les émotions du locuteur (Juslin & Laukka, 2003). Cet aspect est particulièrement évident, par exemple, quand un locuteur s’adresse à un enfant. Ainsi, la comparaison entre le langage adressé à des enfants et à des adultes montre que, dans le premier cas, la hauteur tonale est plus élevée, la gamme de hauteur est plus large, le débit de parole est ralenti, les mots sont plus courts et les pauses sont plus longues que dans le second cas (Fernald & Mazzie, 1991). En outre, nous sommes tout à fait capables d’identifier les patrons prosodiques qui signalent la joie, la peur, la colère et la tristesse (Johnstone & Scherer, 2000).

3Concernant la fonction linguistique, la prosodie est définie, au niveau phonétique, par 4 paramètres acoustiques : la fréquence fondamentale (F0 ou hauteur tonale), la durée (débit de parole, tempo et pauses), l’intensité (énergie) et les caractéristiques spectrales (distribution de l’énergie dans le spectre, timbre).

4Au niveau phonologique, la prosodie correspond aux mécanismes d’intonation et d’accentuation des langues, et aux contraintes rythmiques qui régissent les groupements prosodiques. Ainsi, l’intonation permet, par exemple, d’exprimer une affirmation, une interrogation ou un doute à travers l’utilisation de différentes modalités intonatives.

5Enfin, au niveau fonctionnel, la prosodie participe à la structuration syntaxique des énoncés à travers les accents démarcatifs (par exemple, pause, allongement de la dernière syllabe) placés en fin de syntagme (c’est-à-dire groupe de mots constituant une unité fonctionnelle) ou de phrase (par exemple, au printemps, les hirondelles reviennent).

6Il est intéressant de noter que les paramètres acoustiques qui définissent la prosodie au niveau phonétique sont les mêmes que ceux qui définissent la mélodie d’une phrase musicale. Les expériences que nous avons conduites ont ainsi eu pour but de comparer le traitement de l’un de ces indices acoustiques, la hauteur tonale (ou fréquence fondamentale, F0) dans le langage et la musique.

7La comparaison entre langage et musique est un thème qui a suscité les réflexions de philosophes, de biologistes et d’écrivains depuis plusieurs siècles. Rousseau (1781), par exemple, a défini la musique comme un prélude au langage : ainsi, les langages primitifs auraient été chantés et non parlés. Darwin (1871) considérait, à l’inverse, que la musique est dérivée d’un protolangage lié à la sélection sexuelle : « Musical notes and rhythm were first acquired by the male or female progenitors of mankind for the sake of charming the opposite sex » (p. 336). Descartes (1618) proposait une origine commune au langage et à la musique, avec la motricité pour lien central. Ainsi, les émotions les plus fortes sont exprimées à travers le langage et la musique, avec d’amples mouvements pour les produire.

8De nombreux travaux ont souligné les similarités entre langage et musique, telles que leur caractère universel, leur évolution parallèle et leur importance dans le développement des cultures humaines. Récemment, l’essor des méthodes d’imagerie cérébrale a apporté des éléments de compréhension nouveaux à la comparaison langage-musique.

2. Cerveau, langage et musique

9Les avancées considérables réalisées dans le domaine de l’imagerie cérébrale permettent d’étudier précisément les différentes régions anatomiques du cerveau (Imagerie par Résonance Magnétique anatomique ou structurale, IRM) et de préciser la fonction des différentes aires cérébrales (IRM fonctionnelle ou IRMf). Le nouveau champ de recherche des neurosciences de la musique a largement bénéficié de ces avancées à la fois méthodologiques et théoriques. Ainsi, plusieurs études ont eu pour but de comparer le cerveau d’adultes musiciens professionnels et non-musiciens. Les résultats ont permis de mettre en évidence des différences anatomiques au niveau de différentes régions cérébrales. Par exemple, le corps calleux, le planum temporale, la bande postérieure du gyrus précentral, le gyrus de Heschl et certaines parties du cervelet, du gyrus frontal inférieur et de la partie latérale inférieure du lobe temporal seraient plus développés chez les musiciens que chez les non-musiciens (pour une revue de la littérature, voir Schlaug, 2001).

10Ces différences anatomiques sont assorties de différences fonctionnelles, généralement localisées dans les régions périsylviennes et frontales inférieures du cerveau, lorsque les participants sont impliqués dans différentes tâches perceptives ou cognitives, telles que l’écoute de pièces musicales, la discrimination de tonalité, la mémoire musicale, l’harmonie, la mélodie et le rythme (Besson & Faïta, 1995 ; Gaab & Schlaug, 2003 ; Pantev et al., 1998).

11Cette rapide revue de la littérature souligne le fait que l’expertise musicale influence le développement et le fonctionnement de différentes aires cérébrales. Or, le point important est que ces aires cérébrales ne seraient pas spécifiques au traitement de la musique, mais seraient au contraire impliquées dans d’autres types de traitements perceptifs et cognitifs. Ainsi, par exemple, le gyrus de Heschl, le cortex auditif secondaire et le planum temporale, ainsi que les régions frontales inférieures, sont des structures cérébrales connues pour être également activées par certains aspects du traitement du langage (Maess, Koelsch, Gunter & Friederici, 2001 ; pour une revue voir Vigneau et al., 2006). Ces résultats ont conduit plusieurs auteurs à proposer l’idée que les différentes zones cérébrales seraient moins spécifiques qu’on ne le pensait jusqu’à présent (voir Posner & Rothbart, 2005)

3. Transfert d’apprentissage

12Sur la base de ces différentes données de la littérature, nous avons fait le raisonnement suivant. Si l’apprentissage de la musique influence le développement et le fonctionnement de certaines aires cérébrales, et si ces aires sont également impliquées dans d’autres activités cognitives, on peut faire l’hypothèse que l’apprentissage de la musique aura des conséquences, non seulement sur la production et la perception de la musique, mais également sur les autres activités perceptives et cognitives qui relèvent du fonctionnement de ces mêmes structures. Au niveau comportemental, l’influence de l’apprentissage musical sur le niveau de performance dans des activités cognitives autres que la musique a été décrite chez l’adulte et chez l’enfant (pour une revue voir Schellenberg, 2006). Ainsi, des enfants de 5-7 ans montrent une augmentation de leur niveau de performance en mathématiques après 7 mois d’apprentissage musical (Gardiner, Fox, Knowles & Jeffrey, 1996). Cependant, ces résultats doivent être considérés avec prudence car ils n’ont pas toujours été reproduits dans d’autres expériences (Hassler, Birbaumer & Feil, 1987). En outre, comme le note Schellenberg (2001), ces études sont souvent critiquables d’un point de vue méthodologique. En effet, les groupes d’enfants ne sont pas toujours équivalents au niveau du nombre d’années d’éducation (Chan, Ho & Cheung 1998), de la motivation et du plaisir procurés par l’apprentissage (Standley & Hughes, 1997) ou du niveau d’éducation et du niveau social des parents. En testant des groupes d’enfants très homogènes, Schellenberg (2004) a exploré l’hypothèse que la musique développe l’intelligence générale, mesurée à travers le quotient intellectuel (QI, Wechsler, 1991). Il a comparé deux groupes d’enfants qui suivaient, soit des leçons de musique, soit des leçons de théâtre. À la fin de l’apprentissage, le groupe d’enfants ayant suivi un apprentissage musical montrait une augmentation plus importante sur l’échelle globale du QI. Cependant, même si certaines études mettent en évidence des corrélations positives entre l’apprentissage de la musique et d’autres domaines cognitifs, très peu d’études ont eu pour but de tester des hypothèses spécifiques quant aux causes qui sous-tendent ces effets.

13Au niveau neurobiologique, Schlaug et ses collaborateurs ont initié, depuis trois ans, un programme d’études longitudinales qui vise justement à examiner des hypothèses spécifiques quant au transfert d’apprentissage. Ils ont testé l’hypothèse selon laquelle l’apprentissage d’un instrument de musique pendant plusieurs années favorise une adaptation fonctionnelle de différentes régions du cerveau : celles qui diffèrent chez les adultes musiciens professionnels et non-musiciens. En effet, la pratique musicale nécessite des opérations perceptives, cognitives et motrices complexes, telles que la traduction de symboles musicaux (les notes sur une portée) en opérations motrices rapides et fines (exécuter des mouvements indépendants des doigts des deux mains), la discrimination auditive de notes proches ou la mémorisation de longues phrases musicales.

14Schlaug, Norton, Overy, et Winner (2005) ont rapporté les premiers résultats obtenus sur deux groupes d’enfants : l’un suivait un apprentissage musical avec un instrument (piano ou cordes) et l’autre ne suivait aucun apprentissage particulier, mais les enfants étaient exposés à un éveil musical dans leur école (30 minutes par semaine). Les résultats, après 14 mois d’apprentissage, ont montré des différences entre les deux groupes au niveau des tests de discrimination motrice et mélodique (le test « Gordon PMMA »). De plus, des différences fonctionnelles émergent dans des tâches de discrimination mélodique et rythmique, principalement dans les aires auditives associatives.

4. Effet de l’expertise musicale sur le traitement de la hauteur tonale dans la musique et le langage

15L’objectif central est de mieux comprendre les processus qui sous-tendent le transfert d’apprentissage, ses causes et ses effets. Pour ce faire, nous nous sommes intéressés au traitement de la hauteur tonale, un paramètre acoustique commun à la musique (mélodie) et au langage (prosodie). Deux expériences ont récemment été conduites au sein de notre équipe, l’une chez l’adulte (Schön, Magne & Besson, 2004) et l’autre chez l’enfant (Magne, Schön & Besson, 2006). L’hypothèse centrale était la suivante : si l’apprentissage musical favorise le développement d’une « oreille musicale », plus sensible aux variations de hauteur que celle des non-musiciens, alors les musiciens devraient détecter des variations de hauteur tonale dans le langage plus facilement que des non-musiciens. Dans ces expériences, des phrases étaient présentées auditivement (par exemple, « Un loup solitaire se faufile entre les troncs de la grande forêt »), et le dernier mot était prosodiquement congruent ou incongru. Dans ce dernier cas, la Fréquence fondamentale (F0) était augmentée de 35 % pour produire une incongruité faible et de 120 % pour produire une incongruité forte (voir Figure 1). Les participants, adultes ou enfants, devaient décider si la prononciation du dernier mot de la phrase était normale ou étrange. Les données comportementales (Temps de réaction (TR) et pourcentages d’erreur (Er)) et les Potentiels Evoqués (PEs) ont été recueillis et analysés. Les résultats montrent que les adultes musiciens (au moins 14 ans d’apprentissage musical) et les enfants musiciens (au moins 4 ans d’apprentissage musical), détectent mieux que les adultes et les enfants non-musiciens des variations de hauteur tonale, non seulement dans la musique mais également dans le langage. Au niveau électrophysiologique, les résultats de l’étude de Schön et al. (2004) montrent que le traitement des manipulations de hauteur tonale dans la musique et le langage est reflété par des variations similaires au niveau des potentiels évoqués (PEs), mais avec un décours temporel plus rapide chez les musiciens que chez les non-musiciens.

16Ces études apportent des informations intéressantes sur le décours temporel et les bases neurales du traitement de la hauteur tonale dans la musique et le langage et mettent en évidence des différences aussi bien quantitatives que qualitatives entre musiciens et non-musiciens. Elles soulignent donc l’influence de l’expertise musicale sur le traitement de certains aspects de la prosodie du langage.

5. Effet de l’apprentissage musical sur le traitement de la hauteur tonale dans le langage

17Les résultats des expériences décrites ci-dessus démontrent que l’expertise musicale, liée à quatre ans d’apprentissage de la musique pour les enfants testés par Magne et collaborateurs (2006), a un effet facilitateur sur le traitement prosodique. L’expérience suivante a eu pour but de déterminer si un apprentissage musical de courte durée (8 semaines) permet déjà d’observer ces effets facilitateurs.

18Pour ce faire, nous avons, dans un premier temps, testé 28 enfants, tous non-musiciens en utilisant le même matériel expérimental que Schön et al. (2004) et Magne et al. (2006).

19Après cette première phase, ou Phase 1, les 28 enfants ont été répartis aléatoirement en deux groupes homogènes et équivalents sur plusieurs critères, tels que l’âge, le sexe, la latéralité, le niveau scolaire, le nombre d’années d’étude et la classe socio-économique des parents. Dans la phase 2, ou apprentissage, un groupe d’enfants a suivi des leçons de musique et l’autre groupe des leçons de peinture, pendant 8 semaines au rythme de 40 minutes deux fois par semaine.

20Les leçons de musique sont basées sur une nouvelle technologie : « le jardin musical », créé par C. Napoléoni (voir Figure 2). Le jardin musical est un tapis interactif (4 × 4 mètres) composé de zones de couleurs différentes et connectées à un ordinateur. L’enfant en se déplaçant dans cet espace déclenche, par la pression de ses pas, des sons qui varient selon le logiciel utilisé (par exemple, production de sons électroniques, instrumentaux ou environnementaux). Dans notre expérience, nous avons utilisé des sons de flûte, de piano, de contrebasse et de violon. Le but de cet apprentissage était de familiariser les enfants avec un paramètre musical spécifique, la hauteur tonale, et de les entraîner à réaliser des discriminations de plus en plus fines entre les différentes notes de la gamme.

21Le groupe « dessin » servait de groupe de contrôle car il était important de contrôler les facteurs de développement général de l’enfant et les effets de stimulation cognitive. En outre, au cours de l’apprentissage avec « le jardin musical », les enfants se déplacent sur le tapis. Il était donc nécessaire de contrôler ce facteur moteur. Pour ce faire, les enfants ont suivi des leçons de peinture basées sur le travail d’artistes contemporains tels que Jackson Pollock (1912-1956) et Simon Hantaï (1922-aujourd’hui) qui utilisent le mouvement dans leurs créations. Le but de cet apprentissage était de familiariser les enfants avec la création des couleurs et de les entraîner à réaliser des travaux artistiques basés sur le mouvement.

22À la fin de ces apprentissages, le niveau de performance des enfants a été mesuré en testant leur capacité à discriminer des hauteurs tonales dans le groupe « musique » et leur capacité à créer des couleurs et à composer une peinture, dans le groupe « peinture ».

23Enfin, dans la troisième et dernière phase de l’expérience, les enfants étaient de nouveau testés selon la même procédure que dans la première phase (les données de 8 enfants n’ont pas été, pour différentes raisons, prises en compte dans l’analyse finale).

24Après cet apprentissage de 8 semaines, les deux groupes ne montrent pas de différences au niveau comportemental. Cependant, on observe une réduction d’amplitude de la composante positive tardive associée à la présentation d’une incongruité forte (augmentation de 120 % de la F0) seulement dans le groupe musique (voir Figure 3). Cette réduction d’amplitude pourrait refléter l’automatisation du traitement de la hauteur tonale liée à l’apprentissage musical (Klein, Coles & Donchin, 1984). Ces résultats vont dans le même sens que ceux obtenus en IRMf qui montrent une réduction de l’activation des aires cérébrales lorsqu’une tâche complexe devient plus simple avec l’apprentissage (Tatsuno & Sakai, 2005).

25Ces résultats (Moreno & Besson, 2006) montrent donc un effet relativement faible de l’apprentissage musical sur le traitement de la hauteur tonale dans le langage qui pourrait résulter de la durée relativement courte, 8 semaines, de l’apprentissage. Nous avons donc mis au point une deuxième expérience, qui, comme la première comprend trois phases : Test 1-Apprentissage-Test 2, mais sur une durée plus longue de 6 mois.

Incongruité forte

Incongruité forte

Figure 3

26Dans la phase 1, nous utilisons la même tâche de discrimination de hauteur dans le langage que celle utilisée dans les expériences précédentes et nous testons également les enfants avec des tests neuropsychologiques (QI, capacité de lecture et conscience phonologique).

27Dans la seconde phase, les enfants ont été, comme dans la première expérience, répartis en deux groupes équivalents. L’un suivait l’apprentissage musical et l’autre l’apprentissage peinture, durant 6 mois (75 min. deux fois par semaine). Les programmes d’apprentissage en musique et en peinture ont été conçus, et organisés, pour être très comparables. Les leçons de musique ont pour but de comprendre les notions de rythme, mélodie, harmonie, timbre qui contribuent largement à la performance et à l’appréciation musicale. Les leçons de peinture sont basées sur le développement des capacités artistiques de l’enfant. Le contenu de cet apprentissage est basé sur les notions de couleur, de lumière, d’élément visuel et d’élément spatial telles que les lignes, les formes et la perspective.

28Dans la phase 3, les enfants étaient de nouveau soumis aux différents tests (neuropsychologiques et de hauteur tonale).

29Les résultats de cette étude (Moreno, Marques, Santos, Castro & Besson, 2006) sont en cours de traitement mais ils semblent, d’ores et déjà, indiquer un transfert d’apprentissage de la hauteur tonale dans la musique sur le traitement des variations de la F0 dans le langage.

6. Conclusion

30Les résultats présentés dans ce chapitre soulignent l’influence de l’expertise musicale sur le traitement des variations de hauteur tonale dans le langage parlé. Ils montrent, en outre, qu’un apprentissage musical d’une durée relativement courte (8 semaines) modifie l’amplitude d’une composante positive tardive des PEs qui signerait la catégorisation des variations de hauteur prosodiques comme incongrues. Ces données sont ainsi en accord avec l’hypothèse d’un lien entre musique et langage. On peut alors s’interroger sur la nature de ce lien : pourquoi l’expertise musicale, ou l’apprentissage musical, facilitent-ils le traitement de certains aspects de la prosodie du langage parlé ?

31Peretz et Coltheart (2003) ont proposé une conception modulaire des processus cognitifs impliqués dans le traitement de la musique. Ainsi deux systèmes principaux seraient à l’œuvre : un sous-système qui serait responsable du traitement de la hauteur tonale dans la musique (le contour mélodique et l’information tonale) et qui serait spécifique à la musique, et un sous-système qui prendrait en charge le traitement des aspects temporels (l’organisation métrique et la structure rythmique), et qui pourrait être commun à la musique et au langage. Nos résultats ne vont pas nécessairement à l’encontre d’une conception modulaire accordant une certaine spécificité aux processus impliqués dans différents aspects du traitement de la musique et du langage. Ils montrent néanmoins que le sous-système responsable du traitement de la hauteur tonale dans la musique pourrait être commun au traitement de la hauteur dans le langage, en accord avec le principe d’économie cognitive. En effet, nos résultats vont dans le sens de l’hypothèse selon laquelle l’expertise et l’apprentissage musical favorisent le développement d’une sensibilité à la hauteur qui s’exprime non seulement dans la détection de variations de hauteur dans la musique, mais aussi dans le langage. Tout comme le sous-système de traitement des aspects temporels de la musique, le sous-système de traitement de la hauteur pourrait donc être commun à la musique et au langage. Afin d’étayer cette interprétation, il sera important de conduire des expériences en utilisant la méthode d’IRMf et de déterminer si les structures cérébrales impliquées dans le traitement de la hauteur tonale dans la musique et le langage sont similaires ou différentes.

32De manière plus générale, nos résultats sont compatibles avec la conception de l’organisation anatomo-fonctionnelle du cerveau développée par Fuster (2006) et selon laquelle les activités cognitives seraient prises en charge par des réseaux de neurones caractérisés par leurs propriétés de distributivité, d’interaction et de recouvrement. Ainsi, l’apprentissage musical favoriserait la mise en place de réseaux neuronaux dédiés au traitement de la hauteur. Ces réseaux ne seraient pas nécessairement localisés dans une structure cérébrale spécifique mais pourraient, au contraire, être distribués à travers plusieurs aires cérébrales permettant ainsi le traitement des différents aspects de la hauteur tonale, que ce soit dans la musique ou dans le langage (la variation de fréquence est produite par un piano, un violon, une voix humaine, etc… et elle est catégorisée comme congruente ou incongrue dans le contexte). Il est à noter également que les neurones pourraient appartenir simultanément à différents réseaux et que leur activité serait modulée en fonction des caractéristiques particulières du stimulus, de la tâche à réaliser et de l’état du sujet. Le cerveau est donc considéré comme un organe extrêmement plastique et les activités cognitives seraient réalisées par des réseaux de neurones interchangeables et aspécifiques. Dans ce cadre théorique, le transfert d’apprentissage entre deux activités cognitives dépendrait du degré de recouvrement entre les différents réseaux de neurones impliqués dans les différents traitements requis par la réalisation de ces activités.

7. Perspectives

33Les résultats décrits ici ouvrent de nombreuses perspectives. Tout d’abord, comme nous l’avons mentionné plus haut, la prosodie est définie, au niveau acoustique, non seulement par la hauteur tonale, mais aussi par la durée (le rythme), l’intensité et les caractéristiques spectrales. Il sera donc intéressant de tester l’hypothèse selon laquelle un apprentissage musical centré sur le rythme ou sur le timbre, par exemple, faciliterait le traitement de ces deux aspects, non seulement dans la musique mais également dans le langage.

34Ensuite, nous avons récemment montré que l’expertise musicale facilite la détection de variations de hauteur prosodique dans une langue étrangère (Marques, Moreno, Castro & Besson, 2007). En effet, des adultes musiciens français détectent mieux que des non-musiciens des variations de hauteur sur le dernier mot de phrases énoncées en portugais, une langue qu’ils ne comprennent pas. Ces résultats vont donc dans le sens de l’idée, intuitive et largement répandue, selon laquelle une oreille musicale faciliterait l’apprentissage d’une langue étrangère. Cette hypothèse sera mise à l’épreuve dans de prochaines expériences.

35Enfin, nous avons également montré que les enfants dyslexiques auraient des difficultés à détecter des fortes variations de hauteur dans le langage parlé alors qu’elles sont très facilement détectées par des enfants de contrôle, normo-lecteurs (Santos, Joly-Pottuz, Moreno, Habib & Besson, 2007). Or, un entraînement phonologique intensif de 6 semaines permet de pallier ce déficit, ce qui se traduit par une normalisation des données comportementales et électrophysiologiques recueillies chez les enfants dyslexiques après apprentissage. Une possibilité intéressante serait de tester l’efficacité d’un apprentissage musical comme remédiation de la dyslexie, apprentissage qui présente l’avantage d’être ludique sans focaliser la remédiation sur les problèmes linguistiques rencontrés par les enfants dyslexiques.

Bibliographie

Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition.
Les utilisateurs des institutions qui sont abonnées à un des programmes freemium d’OpenEdition peuvent télécharger les références bibliographiques pour lequelles Bilbo a trouvé un DOI.
 

Références

 

Besson, M. & Faïta, F. (1995). An Event-Related Potential (ERP) study of musical expectancy : Comparison of musicians with non-musicians. Journal of Experimental Psychology : Human Perception and Performance, 21, 1278-1296.
DOI : 10.1037/0096-1523.21.6.1278

 

Chan, A.S., Ho, Y.C. & Cheung, M.C. (1998). Music training improves verbal memory. Nature, 396, 128.
DOI : 10.1038/24075

Darwin, C. (1871). The descent of man. Princeton, NJ : Princeton University Press.

Descartes, R. (1987). Abrégé de musique. Compendium musicae (1618). Paris : P.U.F.

 

Fernald, A. & Mazzie, C. (1991). Prosody and focus in speech to infants and adults. Developmental Psychology, 27, 209-293.
DOI : 10.1037/0012-1649.27.2.209

 

Fuster, J.M. (2006). The cognit : A network model of cortical representation. International Journal of Psychophysiology, 60 (2), 125-132.
DOI : 10.1016/j.ijpsycho.2005.12.015

 

Gaab, N. & Schlaug, G. (2003). The effect of musicianship on pitch memory in performance matched groups. Neuroimage, 14, 2291-2295.
DOI : 10.1097/00001756-200312190-00001

Gardiner, M.F., Fox, Knowles, F. & Jeffrey, D. (1996). Learning improved by arts training. Nature, 381, 284.

Hassler, M., Birbaumer, N. & Feil, A. (1987). Musical talent and visual-spatial ability : Onset of puberty. Psychology of Music, 15, 141-151.

Johnstone, T. & Scherer, K.R. (2000). Vocal communication of emotion. In M. Lewis & J. M. Haviland-Jones (Eds.), Handbook of emotion (2nd ed., pp. 220-235). New York : Guilford Press.

Juslin, P.N. & Laukka, P. (2003). Emotional expression in speech and music : Evidence of cross-modal similarities. Annals of the New York Academy of Sciences, 1000, 279-282.

 

Klein, M., Coles, M.G.H. & Donchin, E. (1984). People with absolute pitch process tones without producing P300. Science, 223, 1306-1309.
DOI : 10.1126/science.223.4642.1306

Maess, B., Koelsch, S., Gunter, T.C. & Friederici, A.D. (2001). Musical syntax is processed in Broca’s area : An MEG study. Nature Neuroscience, 4, 540-545.

Magne, C., Schön, D. & Besson, M. (2006). Musician children detect pitch violations in both music and language better than non-musician children : Behavioral and electrophysiological approaches. Journal of Cognitive Neurosciences, 18, 199-211.

Marques, C., Moreno, S., Castro, S. L. & Besson, M. (2007). Musicians detect pitch violation in a foreign language better than non-musician : Behavioral and electrophysiological evidences. Journal of Cognitive Neuroscience, 19 (9), 1453-1463.

 

Moreno, S. & Besson, M. (2006). Musical training and language-related brain electrical activity in children. Psychophysiology, 43, 3, 287.
DOI : 10.1111/j.1469-8986.2006.00401.x

Moreno, S., Marques, C., Santos, A., Castro, S.L. & Besson, M. (2006). Short and long term musical training influences on fundamental frequency and pitch processing : Event-Related brain Potentials studies of children. Paper presented at the 9 th International Conference on Music perception and cognition, August 22-26, Bologna, Italy.

 

Pantev, C., Oostenveld, R., Engelien, A., Ross, B., Roberts, L.E. & Hoke, M. (1998). Increased auditory cortical representation in musicians. Nature, 392, 811-814.
DOI : 10.1038/33918

 

Peretz, I. & Coltheart, M. (2003). Modularity of music processing. Nature Neuroscience, 6 (7), 688-691.
DOI : 10.1038/nn1083

 

Posner, M.I. & Rothbart, M.K. (2005). Influencing brain networks : Implications for education. Trends in Cognitive Sciences, 9 (3), 99-103.
DOI : 10.1016/j.tics.2005.01.007

 

Rousseau, J.-J. (1781/1993). Essai sur l’origine des langues. Paris : Flammarion.
DOI : 10.1522/cla.roj.ess

Santos, A., Joly-Pottuz, B., Moreno, S., Habib, M. & Besson, M. (2007). Behavioural and Event-Related Potentials evidence for pitch discrimination deficits in dyslexic children : Improvement after intensive phonic intervention. Neuropsychologia, 45 (5), 1080-1090.

Schellenberg, E.G. (2001). Music and non-musical abilities. Annals of the New York Academy of Sciences, 930, 355-371.

Schellenberg, E.G., (2004). Music lessons enhance IQ. Psychological Science, 15, 511-514.

Schellenberg, E.G., (2006). Exposure to music : The truth about consequences. In G. McPherson (Ed.), The child as musician : A handbook of musical development (pp. 111-134). Oxford : Oxford University Press.

Schlaug, G. (2001). The brain of musicians : A model for functional and structural plasticity. Annals of the New York Academy of Sciences, 930, 281-299.

 

Schlaug, G., Norton, A., Overy, K. & Winner, E. (2005). Effects of music training on brain and cognitive development. Annals of the New York Academy of Sciences, 1060, 219-230.
DOI : 10.1196/annals.1360.015

Schön, D., Magne, C. & Besson, M. (2004). The music of speech : Music facilitates pitch processing in language. Psychophysiology, 41, 341-349.

 

Standley, J.M. & Hughes, J.E. (1997). Evaluation of an early intervention music curriculum for enhancing prereading/writing skills. Music Therapy Perspectives, 15, 79-85.
DOI : 10.1093/mtp/15.2.79

Steinhauer, K., Alter, K. & Friederici, A.D. (1999). Brain responses indicate immediate use of prosodic cues in natural speech processing. Nature Neuroscience, 2, 191-196.

 

Tatsuno, Y. & Sakai, K.L. (2005). Language-related activations in the left prefrontal regions are differentially modulated by age, proficiency, and task demands. Journal of Neurosciences, 25, 1637-1644.
DOI : 10.1523/JNEUROSCI.3978-04.2005

Vigneau, M., Beaucousin, V., Herve, P.Y., Duffau, H., Crivello, F., Houdé, O., et al. (2006). Meta-analyzing left hemisphere language areas : Phonology, semantics, and sentence processing. Neuroimage, 30 (4), 1414-1432.

Wechsler, D. (1991). Wechsler Intelligence Scale for Children (3rd ed.). San Antonio, TX : Psychological Corp.

Notes

1 Remerciements : Ces recherches ont été financées par un contrat de la Fondation « Human Frontier Science Program » (HSFP #RGP0053) et par un contrat du Ministère de la Jeunesse, de l’Education Nationale et de la Recherche (03 2 443) à Mireille Besson. Sylvain Moreno a bénéficié d’une bourse doctorale venant du même ministère. Nous remercions Mitsuko Aramaki, Monique Chiambretto, Cyrille Magne, Vanina Luigi, Marjorie Geva, et Daniele Schön pour leur aide précieuse, et l’association Machin’Art, en particulier, Christian Napoléoni, pour la collaboration avec le « Jardin musical », sans oublier les enfants qui ont participé à ces études.

Table des illustrations

LégendeFigure 1
URLhttp://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/5958/img-1.jpg
Fichierimage/jpeg, 63k
LégendeFigure 2
URLhttp://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/5958/img-2.jpg
Fichierimage/jpeg, 296k
TitreIncongruité forte
LégendeFigure 3
URLhttp://books.openedition.org/editionscnrs/docannexe/image/5958/img-3.jpg
Fichierimage/jpeg, 96k

© CNRS Éditions, 2009

Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540