1 – Introduction
1On s’accorde actuellement pour estimer entre 5 et 15 pour cent de la population d’âge scolaire, le nombre des enfants qui, en dépit d’une intelligence normale et en l’absence de carence flagrante d’ordre psycho-affectif ou socio-éducatif, ne parviennent pas à entrer dans les apprentissages initiaux, c’est-à-dire acquérir la lecture, l’écriture et/ou le calcul de façon correcte. Cette condition, qui correspond à la rubrique « trouble spécifique d’apprentissage » de la plus récente classification internationale (DSM-5, 2013), et couramment dénommée dyslexie, a fait l’objet de nombreuses études ces dernières années qui ont permis de démontrer des anomalies fonctionnelles et structurelles du cerveau, d’origine probablement génétique (bien que les facteurs d’ordre culturel, en particulier linguistiques, puissent également intervenir). Ces études, en particulier celles utilisant l’imagerie cérébrale, ont montré chez les enfants ou les adultes dyslexiques un défaut de connectivité entre différentes régions du cortex cérébral ainsi qu’entre des régions corticales et sous corticales. Ces résultats ouvrent des pistes très prometteuses pour mieux comprendre les mécanismes comme pour orienter la remédiation (Vandermosten et al., 2012 ; Van den Mark et al., 2011). Les résultats d’une étude récente combinant plusieurs méthodes d’imagerie (IRM fonctionnelle, IRM de connectivité et tractographie IRM) démontrent que le trouble de discrimination des phonèmes, qui est une des manifestations de la dysfonction cérébrale des dyslexiques, est lié non pas comme on le croyait auparavant à une dégradation ou à une imperfection des représentations des phonèmes individuels, mais à une incapacité des régions corticales frontales (dont l’aire de Broca) à accéder, via les faisceaux sous-corticaux de connexion comme le faisceau arqué, qui unit l’aire de Broca aux régions temporo-pariétales, à des représentations phonémiques par ailleurs intactes (Boets et al., 2013). L’implication majeure de cette observation est que les méthodes rééducatives de la dyslexie ne devraient plus se focaliser uniquement sur la restauration de la qualité des représentations phonologiques, comme c’est le cas de la majorité des rééducations actuellement pratiquées chez ces enfants, mais plutôt sur les processus d’intégration entre différentes modalités de traitement de l’information par les différentes zones cérébrales.
2Les mêmes méthodes d’imagerie cérébrale sont également utilisées dans un autre domaine de recherche très actif, celui de l’analyse du cerveau des musiciens professionnels. En effet, cette population très particulière, du fait de l’environnement d’apprentissage singulier dans lequel ils évoluent depuis l’enfance et qui les différencie de la majorité des autres individus, est un modèle privilégié pour l’observation des effets d’un entraînement spécifique (en l’occurrence la pratique quotidienne et prolongée d’un instrument de musique) sur les mécanismes de la plasticité cérébrale, que ce soit au niveau cortical ou sous-cortical (Bidelman et al., 2014). Le cerveau du musicien est ainsi un modèle idéal pour étudier les modifications cérébrales induites par un entraînement intensif, et par là l’effet sur la morphologie cérébrale d’une activité cognitive ciblée et répétée, comme cela est préconisé dans la rééducation de la dyslexie. En particulier, et de manière très intéressante, certains faisceaux de substance blanche sous-corticale, incluant le faisceau arqué, connu de longue date comme un élément crucial du fonctionnement des systèmes hémisphériques gauches du langage, se sont révélés particulièrement sensibles à l’effet de l’apprentissage d’un instrument de musique ou du chant (Halwani et al., 2011), deux activités qui requièrent une coordination intense et fine entre des processus sensoriels (visuels, auditifs et somato-sensoriels) et des processus moteurs (impliqués dans la pratique d’un instrument tout comme dans celle du chant). Plusieurs études ont également démontré une différence structurelle des fibres interhémisphériques du corps calleux, en particulier dans la région antérieure unissant les régions corticales motrices de la main droite et de la main gauche (Schlaug et al., 2002). Cette observation peut également être rapprochée de différences structurelles de ces mêmes fibres interhémisphériques chez les enfants et adultes dyslexiques, suggérant l’idée d’un défaut de communication interhémisphérique parmi les mécanismes possibles à l’origine du trouble.
3Partant de cette convergence d’observations, il nous est apparu plausible d’envisager d’inclure dans le traitement d’enfants dyslexiques un contenu purement musical visant spécifiquement à renforcer les liens entre les différentes modalités de traitement de l’information, c’est-à-dire exploiter au maximum les propriétés d’intermodalité intrinsèques à la pratique musicale. D’un point de vue strictement anatomo-fonctionnel, on peut même présumer que, suivant les règles de fonctionnement classiques de la synapse de Hebb, l’utilisation répétée et stéréotypée de connexions ciblées puisse à terme contribuer à forger l’anatomie même de ces connexions, par exemple chez le dyslexique, en rétablissant, entre autres, une meilleure cohérence des fibres constitutives du faisceau arqué.
4L’idée d’utiliser la musique dans le traitement de la dyslexie n’est pas nouvelle, reposant principalement sur deux types d’arguments : des arguments théoriques, essentiellement avancés autour du postulat de similarité entre la musique et le langage et des arguments expérimentaux, essentiellement la mise en évidence de l’effet positif de la musique sur l’apprentissage de la lecture.
1.1 – Langage et musique : des similitudes potentiellement exploitables en rééducation
5D’un point de vue théorique, en effet, les similitudes apparentes entre la musique et le langage ont été soulignées de longue date par les observateurs, et font l’objet de protocoles de recherches largement orientés par l’idée que les deux langages, le « langage » musical et le langage verbal, partagent des processus sous-jacents communs (voir par exemple Patel et al., 2011). C’est ainsi que beaucoup de recherches ont été basées sur les caractéristiques élémentaires des sons du langage et ont cherché à mettre en évidence l’effet d’un apprentissage musical sur ces caractéristiques. L’équipe de Nina Kraus s’est spécialisée dans l’analyse des caractéristiques acoustiques du langage au niveau sous-cortical et sur l’effet de la musique sur ces caractéristiques (Kraus & Chandrasekaran, 2010). Mireille Besson et ses collaborateurs (voir Besson et al., 2007, 2011) ont depuis plusieurs années exploré différents aspects de l’effet de la musique sur la perception du langage. L’idée développée par cette équipe est que, s’il est vrai qu’il existe des processus communs sous-jacents à la musique et au langage, en particulier entre perception musicale et perception de la parole, on peut présumer qu’en améliorant certains des processus impliqués dans la perception de la musique, on peut aussi améliorer la perception de la parole et les capacités de lecture. De fait, plusieurs auteurs ont suggéré que les aptitudes précoces de perception de la parole constituent les fondations des habiletés ultérieures en lecture (Overy, 2003 ; Gaab et al., 2005 ; Swan & Goswami, 1997 ; Tallal & Gaab, 2006). Par exemple, Foxton et al. (2003) ont démontré de fortes corrélations chez des adultes non musiciens entre d’une part la capacité à discriminer le contour global de la hauteur de séquences sonores et d’autre part les aptitudes en phonologie et en lecture. En outre, dans une étude à large échelle conduite auprès d’enfants de 4 et 5 ans par Anvari et al. (2002), les habiletés de perception musicale permettent de prédire les habiletés en lecture.
6Récemment, Tierney et Kraus (2013), insistant sur l’importance des résultats issus d’études longitudinales, suivant une même population au cours de son apprentissage, par rapport à ceux d’études transversales, comparant deux populations à un moment donné, ont revu la totalité des études longitudinales disponibles. Sur 22 études recensées, les auteurs remarquent que peu d’entre elles répondent à un critère qui leur paraît pourtant capital : que les sujets aient été affectés strictement au hasard, de manière randomisée. Parmi les études les mieux contrôlées, figurent celles de l’équipe de M. Besson (Moreno et al., 2009). Ces auteurs ont testé l’influence d’un apprentissage musical chez des enfants de 8 ans répartis en deux groupes, l’un suivant un enseignement musical supplémentaire durant l’année scolaire, l’autre un nombre d’heures identique mais consacrées à une activité artistique non musicale (arts plastiques), en s’assurant qu’il n’y avait pas de différences entre les groupes d’enfants avant apprentissage et que les apprentissages dispensés dans chacun des deux groupes étaient aussi motivants et stimulants l’un que l’autre (musique et peinture). Les résultats ont montré que 6 mois d’apprentissage musical, mais pas de peinture, augmentent les capacités de discrimination des variations de hauteur dans le langage ainsi que la lecture de mots phonologiquement complexes, tant du point de vue fonctionnel qu’électrophysiologique, grâce à la mesure des potentiels corticaux évoqués.
1.2 – Dyslexie et entraînement musical
7Sur la base de ces considérations théoriques et de ces quelques résultats encourageants, une idée intéressante serait dès lors que l’entraînement musical aurait une importance particulière dans la remédiation de la dyslexie et des troubles du langage. Pour autant, jusqu’à ces dernières années, seulement deux études (Standley & Huges, 1997 ; Overy, 2003) avaient examiné l’effet d’un entraînement musical chez des enfants avec troubles spécifiques du langage ou de l’apprentissage de la lecture. Ainsi, utilisant une série de jeux musicaux développés pour les enfants dyslexiques, spécialement centrés sur le rythme et les aptitudes de « timing », Overy (2003) a proposé à des enfants dyslexiques des activités musicales construites pour progresser graduellement depuis un niveau très basique jusqu’à un niveau plus avancé sur une période de 15 semaines. Les résultats ont montré une amélioration significative, non pas dans les aptitudes de lecture, mais dans deux domaines connexes : le traitement phonologique et les tâches de transcription écrite. Plus récemment, l’équipe de M. Besson a proposé à des enfants dyslexiques et à des témoins normo-lecteurs un protocole d’entraînement musical comparé à un entraînement d’art visuel, similaire à celui réalisé précédemment chez des enfants non dyslexiques. Avant d’examiner les effets de l’apprentissage de la musique chez les enfants dyslexiques, cette équipe a comparé le traitement pré-attentif de la fréquence, de la durée et du VOT (c’est-à-dire l’élément acoustique permettant de faire la différence entre une consonne voisée, comme « b » et non voisée comme « p »), chez des enfants dyslexiques et normolecteurs (Chobert et al., 2012). Les résultats ont montré que les dyslexiques diffèrent des témoins sur la perception de la durée et du VOT, mais pas de la hauteur, ce qui suggère à nouveau un défaut de traitement des aspects temporels de la parole. Les mêmes auteurs (Chobert et al., en révision) ont testé l’amélioration de ces mêmes variables chez deux populations de dyslexiques, selon qu’ils recevaient un entraînement musical ou d’art plastique. Les résultats montrent une amélioration significative dans le groupe « musique », par rapport au groupe « arts plastiques » spécifiquement des deux variables où les dyslexiques étaient déficitaires, soit la perception de la durée et celle du VOT.
8Toujours dans l’hypothèse d’une similitude entre la perception du langage et celle de la musique, Usha Goswami et ses collaborateurs ont mené une série d’études cherchant à démontrer la pertinence d’un entraînement rythmique chez les enfants dyslexiques. Plus précisément, ces auteurs, se basant sur les résultats mettant en évidence un défaut de la perception des aspects métriques de la parole, et en particulier de la rapidité de « montée temporelle » (rise time) des successions de syllabes constituant le langage parlé, ont proposé que le cerveau des dyslexiques aurait des difficultés à aligner les fluctuations d’excitabilité neuronale endogènes dans les régions auditives, avec les pics d’amplitudes de la parole entendue, ce qui pourrait être à l’origine de leur trouble phonologique (Power et al., 2013). U. Goswami a ensuite étendu ce concept à la notion de métrique, en montrant que les dyslexiques étaient également déficitaires dans une tâche de reconnaissance de l’enveloppe globale d’extraits musicaux, ce qui pourrait participer de difficultés d’acquisition de la conscience phonologique en altérant la perception du découpage syllabique de la parole (Goswami et al., 2013). Une confirmation de cette constatation a été apportée par une équipe italienne montrant que chez des dyslexiques italiens la performance à une tâche de perception de la métrique (plus précisément la perception d’une modification de durée d’une note au sein d’une série récurrente) est un robuste prédicteur de la vitesse et la précision de lecture d’un texte (Flaugnacco et al., 2014).
9Un travail récent de l’équipe de Nina Kraus (Slater et al., 2013) a porté sur l’effet d’un entraînement musical d’un an, incluant divers aspects depuis la perception de la hauteur et du rythme, l’utilisation de termes musicaux, jusqu’à l’improvisation, sur une tâche de tapping en synchronie avec un tempo donné. Des enfants de 8 ans considérés comme « à risque » de trouble d’apprentissage ayant bénéficié de cet entraînement musical se sont avérés très significativement supérieurs à des témoins appariés dans la tâche de tapping, suggérant pour les auteurs que cette population à risque pourrait, au vu de ces résultats, bénéficier grandement d’un enseignement musical systématique.
10Dans cette même perspective, l’équipe lyonnaise de Barbara Tillmann (Przybylski et al., 2013) a récemment proposé à des enfants dyslexiques et dysphasiques une tâche d’amorçage où ils devaient écouter une amorce rythmique (des notes jouées par un instrument) soit réalisant une succession régulière, soit irrégulière, et juste après l’amorce devaient résoudre un problème de congruité syntaxique comme dire si une phrase (e.g. « Laura ont oublié son violon ») est correcte ou non. Les résultats montrèrent une nette supériorité de l’amorce régulière sur la performance des enfants dans la tâche syntaxique, ce qui, d’après les auteurs, procure un argument convaincant pour inclure la stimulation rythmique dans les protocoles de remédiation des enfants avec troubles développementaux du langage.
11Citons enfin deux arguments indirects en faveur de l’effet bénéfique de l’apprentissage de la musique chez les dyslexiques. En premier lieu, une étude d’une équipe israélienne (Weiss et al., 2014) a montré que des adultes musiciens dyslexiques sont meilleurs que des non dyslexiques non-musiciens sur diverses tâches de discrimination de hauteur et d’intervalle, de tapping rythmique du doigt et dans des tâches de perception de sons de parole dans du bruit. En revanche, ils restaient déficitaires dans des tâches de lecture, bien entendu, mais aussi des tâches de mémoire de travail, verbale et non verbale, ce qui laisse penser que c’est cette dimension qui est responsable chez eux de la persistance du trouble de la lecture. Dans la même veine, Bischop-Liebler et al. (2014) ont récemment démontré que des musiciens dyslexiques adultes sont meilleurs que des dyslexiques non-musiciens appariés sur diverses épreuves de traitement auditif temporel, en particulier sur des tâches évaluant l’enveloppe temporelle et le « rise time » à l’instar des travaux de Goswami. Mais le point le plus important, ici encore, est la mise en évidence d’une supériorité des dyslexiques musiciens sur les scores de lecture et également, à un moindre degré, sur les performances en conscience phonologique, ce qui, d’après les auteurs, serait attribuable à la composante rythmique et métrique du travail musical, qui serait le défaut principal chez les dyslexiques. Comme on le voit, la grande majorité des hypothèses, et par conséquent des méthodologies, testées et utilisées dans ce domaine reposent sur le postulat d’un lien, voire d’une analogie, entre langage et musique, un parti pris qui a du sens du point de vue théorique, mais pourrait ne rendre compte que d’une partie de la problématique. Il a du reste été très critiqué comme base de l’utilisation de la musique comme remédiation de la dyslexie par Morais et al. (2010), qui soulignent les importantes différences entre la structure de la parole et celle de la musique et dénoncent l’amalgame trop rapide qui est fait entre le déficit de conscience phonologique, caractéristique de la dyslexie, et l’amélioration éventuelle de déficits de perception des phonèmes qu’apporterait l’entraînement musical. Une alternative, nous l’avons vu, serait de concevoir l’effet de la musique comme renforçateur des connexions intermodalitaires, alternative qui se justifie de manière de plus en plus convaincante par la démonstration répétée que ce sont sur les fibres blanches intracérébrales de connexion qu’agit principalement l’entraînement musical.
12C’est pourquoi nous avons choisi de mettre en place un protocole d’entraînement musical basé sur la sollicitation systématique et intensive des relations intermodalitaires. Nos résultats, en termes d’amélioration des performances entre avant et après entraînement, montrent l’amélioration significative de variables non spécifiquement entraînées, linguistiques comme non linguistiques.
2 – Étude 1 : entraînement cognitivo-musical intensif groupé sur 3 jours successifs ; effet sur la perception de composantes temporelles et non temporelles de la parole
2.1 – Population
13Pour cette première étude, nous avons recruté un groupe de 12 enfants de 8,2 à 11,7 ans (moyenne 10 ans 7 mois, s.d ; = 17 mois), ayant en commun un diagnostic de dyslexie sévère conduisant à leur inclusion dans des classes spécialisées et un SESSAD [1][1]Service d’Éducation Spéciale et de Soins à Domicile pour enfants dyslexiques (ce qui sous-entend qu’ils étaient déjà traités de manière intensive par des méthodes rééducatives classiques). Les caractéristiques cliniques des 12 enfants sont rapportées dans les tableaux 1 et 2. Un groupe d’enfants témoins appariés en âge de lecture (soit 30 mois plus jeunes en moyenne), a servi de population de contrôle pour l’élaboration de la norme des tests. Comme on le voit, le diagnostic de dyslexie sévère repose ici sur la présence d’un écart très significatif à la norme en termes d’âge de lecture comme de lecture de mots isolés, et une intelligence globalement préservée, pour autant que peuvent en témoigner les scores aux subtests similitudes et matrices de l’échelle WISC-IV. L’orthographe et la mémoire auditivo-verbale immédiate et de travail sont plus variablement altérées.
2.2 – Entraînement
14Les douze enfants ont été reçus le premier jour des vacances de février 2012 dans les locaux du SESSAD où ils avaient avec leur famille accepté, après avoir été dûment informés de son contenu, de participer à la recherche. L’entraînement dans son ensemble a duré 3 jours, 6 heures par jour, soit un total de 18 heures. Une autorisation du comité local d’éthique avait été précédemment obtenue. Ils ont été répartis en 3 groupes de 4 enfants et affectés à l’un des 3 ateliers : un atelier de rééducation orthophonique, un atelier de pédagogie musicale et d’initiation au piano, un atelier de percussion et d’exercices rythmiques corporels. Chaque session durait 45 minutes, avec une pause de 15 minutes avant de passer à l’atelier suivant. Chacune des trois journées comportait la même succession d’ateliers, avec en fin de journée une réunion de l’ensemble des enfants dans une salle de danse, où ils étaient pris en charge par une enseignante spécialisée pour un travail de danse folklorique. Une représentation devant l’ensemble de l’équipe et des parents a eu lieu à la fin de la 3e journée afin de donner un aspect plus récréatif et motivant à l’ensemble du travail réalisé.
15Les exercices étaient choisis pour être à la fois répétitifs, pour exercer une fonction donnée, mais variés pour éviter la lassitude. Mais au-delà de ces caractéristiques, ils comportaient tous une composante multimodalitaire destinée à favoriser l’intégration de stimuli de nature différente, avec aussi souvent que possible une composante motrice, qu’il s’agisse de mouvement des doigts (piano), du chant ou des mouvements du corps. Les différents intervenants avaient au préalable mis au point leurs outils en commun afin de partager autant que possible les caractéristiques des tâches proposées.
2.3 – Choix des tests d’évaluation
16Nous basant sur les résultats cités plus haut de Chobert et al. (2012 ; en révision), de même que ceux de Bidelman et al. (2014) concernant l’effet de la musique sur la perception catégorielle, nous avons mesuré, avant et après les trois jours d’entraînement, trois variables principales testant trois aspects de la perception auditive le VOT, par une épreuve de perception catégorielle sur le phonème « b » dans la syllabe [ba] (identification et discrimination) ; la durée, par une épreuve de décision d’incongruité de la durée de la syllabe centrale de mots trisyllabiques ; et la hauteur, sur une épreuve de jugement d’exactitude lors de l’écoute de fragments de comptines célèbres.
- Test d’identification de perception catégorielle : Nous disposons d’un continuum de 9 syllabes entre « Ba » et « Pa » avec des délais de voisement variant entre -52 et +20 millisecondes. On mesure le taux d’identification de Ba (celui de Pa étant la courbe inverse).
- Test de discrimination de perception catégorielle : Avec les 9 syllabes du continuum, 8 paires ont été formées (de Ba1-Ba2, à Pa8-Pa9). On mesure ici le taux de discrimination (pareil – pas pareil) à l’intérieur de chaque paire.
- Test des mots allongés : Dans ce test, on présente aux enfants des mots de 3 syllabes, soit prononcés de façon normale, soit dans leur version « allongée » où la deuxième syllabe est étirée. On mesure le pourcentage de réponses correctes.
- Test des comptines : Dans cette tâche, on fait écouter aux enfants des comptines jouées au piano. Elles sont présentées dans quatre versions différentes : la « normale », qui présente le thème principal de la comptine dans sa version exacte d’une durée de 20 secondes, et trois comptines déviantes où une note est modifiée en contour mélodique, en harmonie ou en dissonance. L’enfant doit simplement décider après chaque fragment s’il s’agit de la version normale ou non.
2.4 – Hypothèses
17D’après les résultats obtenus précédemment avec les mêmes stimuli ou dans des tâches proches, nous pouvions avancer les prédictions suivantes :
- Le niveau de performance des enfants dyslexiques devrait être moins élevé que celui des témoins dans les deux tâches comportant une composante temporelle, à savoir la tâche de perception catégorielle (identification et discrimination) et celle de perception des durées.
- Les enfants dyslexiques ne devraient pas différer des normo-lecteurs dans la tâche des comptines, reposant sur une dimension non temporelle de la musique.
les deux secteurs déficitaires devraient s’améliorer significativement après entraînement. Le secteur non déficitaire ne devrait pas être affecté.
2.5 – Analyse des données
18Pour le test de perception catégorielle, une Analyse de Variance (ANOVA) à 2 facteurs (groupe x position dans le continuum), puis une ANOVA à mesure répétées (comparaison avant et après entraînement) pour chacune des positions (test d’identification) et pour chacune de 8 paires (test de discrimination), ont été réalisées.
19Pour les deux autres tâches, ont été utilisés soit à nouveau une ANOVA, soit le test non paramétrique de Wicolxon.
2.6 – Résultats
20En premier lieu, la comparaison des performances à ces trois épreuves de nos dyslexiques à celles de témoins appariés a mis en évidence un déficit significatif pour l’épreuve de perception catégorielle.
21Rappelons que dans la situation d’identification, l’enfant entend une succession de syllabes, dont les caractéristiques acoustiques réalisent un continuum entre deux phonèmes (par exemple ici « ba » de B1 à B4 et « pa » à partir de B5). Comme on le voit sur la figure 1A, par rapport à 20 sujets témoins non dyslexiques, examinés dans les mêmes conditions, les performances des 12 enfants dyslexiques sont significativement différentes (F (1,29) = 6,967 ; p = 0.0001, suggérant une perception excessive en intracatégoriel et une frontière intercatégorielle moins tranchée. De même, l’épreuve de discrimination (figure 1B), qui consiste à présenter des paires soit inter- soit intracatégorielles (les premières devant être perçues comme identiques) fait apparaître un nombre accru de réponses « différent » pour les paires intracatégorielles, traduisant une perception de type allophonique (Serniclaes et al., 2004).
22Après les 3 jours d’entraînement, les performances à l’épreuve d’identification s’améliorent significativement (ANOVA à mesures répétées : F (1,21) = 2,8 ; p = 0.0051) ; tant en intracatégoriel (moins de perception allophonique) qu’en intercatégoriel (accentuation de la pente de la frontière). En revanche, sur la tâche de discrimination, les différences n’atteignent pas la significativité, bien que visuellement, les courbes suggèrent une amélioration dans le sens attendu.
23Pour l’épreuve de perception de durées (figure 2) des syllabes, les performances des dyslexiques sont significativement inférieures à celles des témoins, pour les mots allongés (ANOVA : F (1,34) = 4,178 ; p = 0.049), mais non pour les mots prononcés normalement. De même, la comparaison avant/après entraînement est significative pour les mots allongés (p = 0.0018.), mais aussi pour les mots prononcés normalement (mots normaux p = 0.0123), suggérant une normalisation du déficit de perception de la durée.
24Enfin, sur la tâche des comptines, nous n’avons retrouvé ni différence entre dyslexiques et témoins (ANOVA, p > 0.5 pour les 4 conditions), ni amélioration des dyslexiques après traitement (test de Wilconxon, p > 0.5 pour les 4 conditions)., témoignant de la normalité de la perception d’incongruités mélodiques et de hauteur et de l’absence d’effet de l’entraînement sur cette variable (figure 3), contrairement à des résultats que nous avions obtenus chez des dyslexiques dans des tâches prosodiques (Santos et al., 2007).
2.7 – Discussion de l’Étude n° 1
25Ces résultats apportent plusieurs enseignements importants. En premier lieu, ils confirment les données préalablement établies dans la littérature, incluant les travaux de notre équipe, sur la perception intacte chez le dyslexique de changements de hauteur (Chobert et al., 2012). Cette constatation indique à nouveau que le déficit de perception auditive des dyslexiques serait de nature temporelle dans la mesure où les variables temps-dépendantes (VOT et durée) sont les plus altérées (Goswami et al., 2002, 2013). Cela incite bien entendu à insister, lors d’élaboration de protocoles rééducatifs, sur les outils manipulant les caractéristiques temporelles des sons, qu’il s’agisse du rythme, du tempo, pour des sons non linguistiques, et de la durée ou du voisement pour les sons de la parole. La deuxième constatation, et c’est sans doute le point le plus surprenant, est que le traitement proposé a été capable de modifier significativement des variables auditivo-verbales non entraînées et que cette modification est survenue après à peine trois jours (18 heures) d’intervention. Il est donc possible que l’activité des systèmes neuraux sous-jacents aux variables étudiées ait été modifiée par des effets de plasticité synaptique. Bien qu’il n’y ait pas eu d’étude du substrat neurophysiologique des modifications constatées à la suite de cet entraînement musical, tout laisse penser que l’effet observé correspond bien à une manifestation de plasticité cérébrale, à notre avis amplifiée par le caractère multimodalitaire des entraînements réalisés. Reste à prouver l’intérêt à plus long terme de ce type d’intervention, ce que nous avons ensuite réalisé en cherchant à reproduire ces effets, et éventuellement leur généralisation à d’autres domaines, sur un plus grand nombre d’enfants dyslexiques entraînés et suivis sur plusieurs semaines.
3 – Étude n° 2 : Entraînement cognitivo-musical d’une classe « CLIS-DYS » durant 6 semaines : analyse de l’effet sur une batterie de tests orthophoniques et cognitifs
26À l’issue de l’étude précédente, plusieurs questions restaient sans réponse. En premier lieu, on ne peut affirmer que l’effet observé sur 3 jours puisse être reproduit dans des conditions plus compatibles avec un emploi du temps ordinaire d’enfant en période scolaire, faute de quoi il risquerait de ne pas pouvoir être appliqué en pratique orthophonique courante. En second lieu, il n’est pas clair que l’effet observé soit généralisable à des variables directement impliquées dans la nature des difficultés scolaires telles que la phonologie, la lecture ou l’orthographe. Enfin, on pouvait s’interroger sur la durabilité de l’effet observé, effet qui perdrait évidemment tout son intérêt s’il s’avérait trop éphémère.
27Pour tenter de répondre à ces questions, nous avons donc décidé de réaliser un entraînement similaire en contenu et en durée totale des sessions, mais étalé sur 6 semaines, dans un contexte différent, celui d’une classe de 12 enfants regroupés en raison du diagnostic principal de dyslexie sévère, classes que l’on dénomme actuellement du terme non officiel de « CLIS DYS ».
3.1 – Population étudiée
28Les 12 enfants ont été regroupés en fonction de l’intensité de leurs difficultés et non sur des critères d’âge. Ils sont donc d’âge chronologique différent, ce qui nous a incités à travailler sur des groupes homogènes de 4 enfants, à partir de critères scolaires fournis par l’équipe enseignante :
- un groupe qui vient d’entrer dans la lecture : 4 garçons de 7, 9, 10 et 11 ans ;
- un groupe de niveau moyen dont l’automatisation de la lecture reste non acquise : deux filles de 9 et 10 ans, et deux garçons de 10 ans ;
- et enfin un groupe qui parvient au stade d’automatisation de la lecture : deux filles de 11 ans et deux garçons de 11 et 12 ans.
3.2 – Protocole d’entraînement
29Le protocole proposé implique donc la mobilisation des 12 enfants pris par groupe de 4, trois heures par semaine, et qui participent aux ateliers détaillés ci-après, pendant 6 semaines Dans chacune des six semaines, quatre interventions avaient lieu : deux séances d’orthophonie ou remédiation cognitivo-musicale d’une heure chacune en classe entière (12 enfants) puis deux ateliers musicaux d’une demi-heure : piano et percussion par groupe de quatre enfants., Ces périodes d’ateliers sont prises sur le temps scolaire et nous avons tenté de les réaliser avec des délais inter-sessions inférieurs à deux jours. Ceci nous a amenés à un atelier par jour scolaire c’est-à-dire durant les quatre jours de la semaine d’école : le lundi, le mardi, le jeudi et le vendredi.
30Le contenu des entraînements et leur progression sont résumés sur les figures 4 et 5. Le lecteur intéressé par les aspects plus techniques de la rééducation pourra se référer à un ouvrage récemment édité qui reprend en détail les caractéristiques des exercices proposés, et fournit des exemples aisément reproductibles (Habib & Commeiras, 2014).
31Les ateliers ont été réalisés selon une progression simple proposée à l’enfant : la prise de conscience de ses perceptions via l’imitation, puis la verbalisation et la reconnaissance des différents concepts en passant par la désignation puis la dénomination, pour aboutir enfin à l’évocation, et à la réalisation autonome grâce à des représentations mentales plus structurées.
3.3 – Batterie d’évaluation
32L’efficacité des entraînements a été évaluée grâce à une batterie de tests orthophoniques et neuropsychologiques incluant les dimensions suivantes : rythme, attention auditive, attention visuo-spatiale, traitement visuel séquentiel, perception et discrimination catégorielles, jugement de mots allongés, conscience phonologique, vitesse et qualité de la lecture, boucle audio-phonatoire en mémoire de travail. Nous avons mesuré les fluctuations de ces différents paramètres sur trois périodes d’une même durée de 6 semaines : une période antérieure sans traitement, une période avec traitement, et une période ultérieure sans traitement.
33Les tests ont été réalisés à 4 reprises T1, T2, T3 et T4 : T1, un mois et demi avant le début des ateliers ; T2 et T3, respectivement, juste avant le début et juste après la fin des ateliers ; T4 un mois et demi après la fin des ateliers. Les statistiques réalisées ont en général utilisé les tests T de Student pour comparaison de moyennes.
34Le tableau 3 résume les principales caractéristiques des épreuves réalisées. Les références des épreuves sont fournies dans la légende du tableau.
a : Stambak, M. (1951). Le problème du rythme dans le développement de l’enfant et dans les dyslexies d’évolution. Revue Enfance, 5 : 480-502.
b : Korkman, M., Kirk, U. & Kemp , S. (2012). NEPSY II – Bilan neuropsychologique de l’enfant.?2de édition. Adaptation française Paris : Éditions ECPA.
c : Khomsi, A. (1999). LMC-R : épreuve d’évaluation de la compétence en lecture. Paris : ECPA.
d : BALE : www.cognisciences.com.
e : Charles, M., Soppelsa R., Albaret J.-M. (2003). BHK – Échelle d’évaluation rapide de l’écriture chez l’enfant.
3.4 – Résultats
35A. Vérification des résultats de l’Expérience n° 1
36Les premières épreuves réalisées avaient donc pour objectif de vérifier si les résultats obtenus après 3 jours d’entraînement intensif lors de l’Expérience n° 1 pouvaient être répliqués en étalant sur 6 semaines les 18 heures d’entraînement.
371) Épreuve de reproduction de séquences rythmique (Stambak)
38Sont reportées sur la figure 6 les notes en nombre de structures échouées pour chacune des 4 passations. Aucune différence n’est significative (p > 0.1).
392) Épreuve des mots allongés (figure 7)
40Contrairement à ce qui était attendu, les dyslexiques ne se sont pas améliorés sur cette épreuve, aucune différence n’étant significative.
413) Épreuves de perception catégorielle
42Globalement, l’épreuve, strictement identique à celle réalisée chez les sujets dyslexiques et des témoins normo-lecteurs de l’Expérience 1, a donné des résultats similaires tels que rapportés sur la figure 8. Noter que la passation n’a pas pu être réalisée à T1 pour des raisons techniques, de sorte que seules les données à T2, T3 et T4 sont rapportées pour les deux mesures : identification et discrimination. Le matériel consiste donc en un continuum acoustique constitué de 9 pas entre les phonèmes « b » et « p ». En identification, on observe une tendance positive entre T2 et T3 pour les stimuli B4 (t = -1.876 ; p = 0.874) et B6 (t = 2.157 ; p = 0.054) et résultats non significatifs entre T2 et T3 et entre T3 et T4 pour tous les autres stimuli. En discrimination, on observe des résultats significatifs entre T2 et T3 pour la paire intracatégorielle B5/B7 (t = -3.924 p = 0.0024) et la paire intercatégorielle B4/B5 (t = -2.8 ; p = 0.0172) et résultats non significatifs entre T2 et T3 et entre T3 et T4 pour tous les autres stimuli, confirmant l’amélioration des deux composantes où les dyslexiques sont réputés déficitaires sur ce type d’épreuve : la discrimination intracatégorielle (avec un excès de discrimination entre des items qui devraient être considérés comme identiques) et la transition intercatégorielle (avec une frontière moins abrupte, dont la pente tend à se normaliser après entraînement).
43B. Traitement attentionnel des sons de la parole
44a) Attention auditive
45Sur la figure 9 sont rapportées les performances aux deux subtests d’attention auditive issus de la batterie NEPSY. Rappelons que l’épreuve, en deux parties, permet d’évaluer l’attention divisée (mener à bien deux ou plusieurs tâches à la fois) et l’aptitude à maintenir un nouveau schéma de réponse (mémoire de travail et fonctions exécutives).
46Comme on peut le voir sur chacun des deux schémas, la performance totale comme la performance à chacun des deux subtests se comportent de la même manière, à savoir une amélioration significative entre T2 et T3 (t = -7.118 ; p < 0.0001), soit immédiatement avant et immédiatement après l’entraînement musical, et l’absence d’amélioration durant les périodes non entraînées (T1-T2 et T3-T4). Cette amélioration entre T2 et T3 a également été retrouvée significative pour les sous-parties A (t = -6.354 ; p < 0.0001) et (B) (t = 4.251 ; p = 0.014).
47b) répétition de pseudo-mots de la NEPSY : Ce test donne un empan de mémoire auditive immédiate sur du matériel verbal (non signifiant). Il évalue l’encodage et le décodage phonologique d’un pattern sonore (maintien de la boucle audio-phonatoire en mémoire de travail) ainsi que l’articulation de pseudo-mots complexes. Ici (figure 10), comme pour l’attention auditive de la NEPSY, l’amélioration est significative (t = -2.563 ; p = 0.0264)) entre T2 et T3, soit la période de l’entraînement, et non durant les deux autres périodes.
48c) Épreuve d’empan de chiffre endroit et envers issue de la BALE : L’enfant doit répéter les séquences de chiffres à l’endroit jusqu’à deux échecs consécutifs dans la même série puis à l’envers avec la même règle d’arrêt. Aucune amélioration significative, quelle que soit la période (figure 11)
49C. Épreuve visuo-attentionnelle de barrage de la NEPSY : l’enfant doit repérer et barrer un symbole présenté en début de feuille parmi une centaine de signes. On compte le nombre de fausses alarmes que l’on retranche du nombre de bonnes réponses. Le temps est chronométré et limité à 180 secondes par planche. Deux planches sont présentées : la première où une seule cible est à repérer (partie (A) : « les chats ») ; la deuxième où deux cibles sont à repérer (partie (B) : « les visages »).
50Comme cela apparaît sur la figure 12, aucune amélioration significative n’est notée entre les mesures d’intérêt T2 et T3, alors que paradoxalement les performances en attention soutenue et au score global s’améliorent entre T1 et T2, alors que les enfants ne recevaient aucun traitement (T1-T2 : t = -3.772 ; p = 0.0031).
51D. Conscience phonologique et langage écrit
52a) Épreuve de conscience phonologique de la BALE (fusion phonémique) : Dans cette épreuve, deux mots sont présentés à l’enfant, il doit sélectionner les premiers phonèmes de chacun des deux mots et les fusionner pour créer une syllabe. Trois exemples sont donnés à l’enfant avant de commencer et l’épreuve, chronométrée, est constituée de 10 items.
53À l’instar de l’attention auditive, le patron retrouvé ici évoque une amélioration entre T2 et T3 (t = -2.901 ; p = 0.0144), mais non entre T1-T2 et T3-T4, ce qui confirme l’efficacité de la rééducation sur cette variable (figure 13).
54b) Épreuve de lecture en une minute (LUM) du LMC-R de Khomsi : L’enfant doit lire une série de mots présentés en colonne en une minute. On note le nombre de mots lus en une minute (IL) et le nombre d’erreurs, et la différence donne le score de lecture en une minute (LUM). Ce test évalue la vitesse et le degré d’automatisation de la lecture, élément essentiel de l’efficacité en lecture (figures 14 et 15). On observe, pour le score de lecture, une amélioration significative pour (LUM) entre T2 et T3 (t = -5.583 ; p = 0.0002), et pour (IL) entre T2 et T3 (t = 7.489 ; p < 0.0001) ; non significative entre T1 et T2 et entre T3 et T4. Les scores et les significativités en écarts-types par rapport à la norme vont dans le même sens et sont rapportés sur la figure 15.
55c) Épreuve de comparaison de séquence de lettres (BALE) : Ce test évalue les processus d’identification visuelle des lettres (analyse séquentielle). Vingt séries de 3 à 5 lettres sont présentées par paires et en colonne. L’enfant doit dire si les deux éléments de la paire sont « pareils » ou non. Cette épreuve est chronométrée. Comme le montre la figure 15, l’amélioration entre T2 et T3 n’est significative que pour le temps (t = -3.418 ; p = 0.0057), et non pour le nombre d’erreurs. Aucune différence n’est significative entre T1-T2 et T3-T4.
56E. Finalement, l’épreuve de discrimination de contours (BALE) où l’enfant doit surligner le contour de quatre étoiles « emmêlées », de même que les épreuves d’écriture du BHK n’ont présenté aucune évolution significative sur les 4 évaluations successives.
3.5 – Discussion Étude n° 2
57Dans cette seconde étude, nous avons donc d’une part voulu vérifier que les résultats obtenus dans l’étude précédente étaient reproductibles lorsque la réalisation des exercices de rééducation cognitivo-musicale est plus étalée dans le temps, donc plus compatible avec une pratique orthophonique standard, et, d’autre part, tester la validité de l’effet sur des tâches plus proches de la réalité de la difficulté scolaire de l’enfant. Globalement, ces deux objectifs ont été atteints. D’une part, les observations concernant l’amélioration des variables de perception auditive faites dans l’Expérience 1 ont été retrouvées dans l’ensemble, en particulier pour la perception catégorielle du voisement dans les syllabes, où un effet très similaire a été obtenu sur la qualité de la perception intracatégorielle comme intercatégorielle. Il n’a, en revanche, pas été retrouvé d’effet similaire pour la perception de la durée des syllabes. Par ailleurs, et sans doute de manière encore plus remarquable, il a été démontré que, par rapport à deux périodes de 6 semaines sans entraînement situées juste avant et juste après la période de 6 semaines d’entraînement, plusieurs des variables étudiées, et précisément celles qui étaient à la fois visées par l’entraînement et susceptibles d’avoir un impact sur les apprentissages scolaires, se sont améliorées spécifiquement lors de la période d’entraînement musical, et non durant les deux autres périodes de référence. Cet effet s’est avéré très net pour les tâches d’attention auditive, de conscience phonologique et de lecture, et à un moindre degré pour la mémoire de travail (pour l’empan de mots et non l’empan de chiffres). De manière également notable, aucun effet n’a été retrouvé pour les variables sur lesquelles on ne faisait pas a priori l’hypothèse qu’elles soient sensibles à ce type de traitement, telles que l’attention visuelle et la qualité et la vitesse de l’écriture. L’épreuve de discrimination de séquences de lettres montre elle aussi une amélioration spécifiquement après la période d’entraînement. Ce résultat pourrait paraître paradoxal, puisqu’aucune des épreuves d’attention visuelle n’a démontré un tel effet. En fait, cette épreuve implique certes l’attention visuelle mais sans doute aussi d’autres processus comme la mémoire de travail verbale, dans la mesure où les sujets oralisent mentalement le nom des lettres de manière plus ou moins inconsciente. Concernant les épreuves de lecture, qui sont sans doute les plus intéressantes à observer en raison de leur impact possible au niveau des performances scolaires, on notera que l’amélioration significative après la période d’entraînement représente près d’un écart-type de la norme, passant d’un niveau inférieur à -2 e.t. à presque -1 e.t. seulement de la norme. Également, et peut-être surtout, on remarquera que cette amélioration persiste inchangée 6 semaines après la fin de l’entraînement, permettant de répondre à l’une des questions posées par la présente expérience, celle de la durabilité de l’effet. Enfin, concernant l’attention auditive, qui a démontré une amélioration très significative sous l’effet du traitement, on remarquera que cet effet, qui est considérable (près de 15 % en attention sélective et 10 % en attention divisée, soit 20 % en score total), est également durable puisque l’effet persiste à T4.
4 – Discussion générale
58Dans l’ensemble, nos résultats apportent des arguments solides et convaincants en faveur de l’utilisation chez les enfants dyslexiques d’un matériel rééducatif musical visant à exercer spécifiquement l’intégration entre les différentes modalités sensori-motrices, et comportant des caractéristiques spécifiques que sont : la progressivité de l’apprentissage, la répétition des exercices, la multiplicité des modalités et des ateliers, avec une composante motrice inhérente à la majorité des exercices, l’association temporelle entre les entrées sensorielles et les activités motrices sollicitées. Ils confirment en cela le pressentiment de nombreux observateurs, qu’ils soient pédagogues, cliniciens ou scientifiques, qui suspectaient de longue date l’apport de la musique en général, et sans doute plus spécialement de l’apprentissage d’un instrument, dans la qualité des acquisitions scolaires fondamentales. Ici, la lecture est le domaine qui a été le plus directement testé, et sans doute le plus susceptible d’avoir un impact direct sur les apprentissages, mais les résultats obtenus sur les tâches d’attention et à un moindre degré de mémoire laissent penser que cet effet dépasse largement le seul domaine de la lecture, ce qui correspond bien aux conceptions modernes sur les troubles spécifiques d’apprentissage qui privilégient actuellement un regroupement des différents domaines, lecture, écriture et calcul en une seule et même rubrique.
5 – Les biais possibles dans la méthodologie utilisée
59Il convient en premier lieu de souligner les faiblesses méthodologiques de ces travaux préliminaires, faiblesses qui résident principalement dans l’absence de groupe de contrôle n’ayant pas reçu le même entraînement. En d’autres termes, pour affirmer l’utilité d’un traitement quel qu’il soit, médicamenteux ou non, il est habituellement considéré comme indispensable de disposer d’un groupe témoin qui n’ait pas reçu le traitement ou en ait reçu un autre qui serve de base de comparaison. En général, on exige aussi que l’affectation des sujets à chacun des groupes se fasse de manière randomisée, que les deux groupes soient comparables pour toutes les autres variables susceptibles d’influencer les résultats, comme l’âge, l’intelligence, le degré de sévérité des déficits… Ici, nous n’avons pas eu l’opportunité de réaliser une telle étude qui demanderait de faire appel à une population au moins deux fois plus vaste, sans doute beaucoup plus si l’on devait réaliser les appariements requis, et surtout poserait la difficulté majeure du choix de la méthode de référence. Les études qui dans la littérature ont comparé un entraînement musical à un entraînement non musical ont utilisé soit une autre activité artistique (p.e., Moreno et al., 2009 ; Chobert et al., 2014) soit un entraînement connu pour avoir un effet propre sur les variables étudiées, comme l’entraînement phonologique sur la lecture. À notre connaissance, il n’existe pas d’étude ayant ces caractéristiques dans la littérature sur l’entraînement musical de dyslexiques, hormis celles citées ci-dessus.
60Dans notre étude n° 2, la réalisation de mesures à distance du début et de la fin du traitement avait pour objectif de compenser partiellement l’absence de groupe de contrôle, en permettant d’écarter la critique selon laquelle les effets observés seraient le fait d’une amélioration spontanée des constantes étudiées, ou d’un apprentissage lié à la répétition des tests. Mais cela n’élimine pas la possibilité, souvent dénommée « effet Hawthorne », que les enfants augmentent leur performance après l’entraînement par la qualité de leur adhésion au programme de recherche, tant il est difficile d’imaginer que l’expérimentateur tienne secret le but rééducatif de l’intervention qui leur est proposée.
61En définitive, le design expérimental choisi dans notre étude n° 2 permet à notre avis de réduire de façon optimale, sans avoir à recourir à l’utilisation d’un groupe témoin, le risque de biais lié à la répétition des tests, aux effets de la maturation normale, et, à un moindre degré celui lié à la motivation des sujets et à leur contribution plus ou moins consciente à la recherche d’un résultat positif à l’expérience à laquelle ils participent. En revanche, il ne permet pas d’éliminer totalement l’intervention de ces différents facteurs de biais expérimental.
6 – Quels sont le ou les mécanismes possiblement impliqués dans l’effet positif de la musique sur les fonctions cognitives évaluées ?
6.1 – La théorie de la similarité entre langage et musique
62La théorie la plus souvent avancée pour rendre compte d’un éventuel effet de la musique sur le développement cognitif, et tout particulièrement sur l’acquisition de la lecture, repose sur une éventuelle analogie entre la musique et le langage. Nombreux sont les auteurs qui ont discuté ce point. Parmi les tenants d’une telle explication, les écrits de Patel (2003, 2011) sont sans doute les plus élaborés. Notant en particulier que la musique et la parole partagent des caractéristiques nombreuses telles que la succession de sons, un alphabet qui les représente, et surtout une syntaxe spécifique (Patel, 2003), cet auteur a proposé une hypothèse (Patel, 2011) selon laquelle la musique mènerait à une plasticité cérébrale adaptative des mêmes réseaux cérébraux qui sont par ailleurs impliqués dans le traitement du langage. D’un point de vue fonctionnel, la structure syntaxique de la musique de même que certains paramètres acoustiques seraient communs avec ceux du langage. Toutefois, la théorie se heurte à diverses évidences que les réseaux du langage et de la musique sont en fait distincts, et seulement partiellement superposables (Patel, 2012), ce qui a amené différents auteurs à concevoir les liens entre musique et langage en termes de « ressources partagées », plus précisément, de ressources attentionnelles qui pourraient être recrutées de manière commune par les tâches linguistiques et musicales (Perruchet & Poulin-Charronnat, 2013) [2][2]Une telle vision serait plus compatible avec l’ensemble des….
63Concernant plus particulièrement la question de la dyslexie, un point de vue critique a été exprimé dans un article quelque peu provocateur de Morais et al. (2010). Ces auteurs développent des arguments divers et convergents pour expliquer que les sons musicaux et les sons du langage sont fondamentalement différents, et que les mécanismes par lesquels les processus phonologiques dysfonctionnent ne peuvent être remédiés en utilisant une thérapie musicale. Ils démontrent également que les enfants dyslexiques ne sont pas moins bons que des témoins normolecteurs sur des tâches de discrimination de sons musicaux. Finalement, l’élément majeur de leur argumentation concerne la nature même des processus phonologiques dont l’altération est centrale chez les dyslexiques, processus qui à leurs yeux sont trop souvent assimilés à des déficits d’ordre auditivo-perceptifs, alors qu’ils devraient être considérés comme purement linguistiques, c’est-à-dire supra-perceptifs, en quelque sorte. Or il est reconnu que les troubles perceptifs ne concernent qu’une partie des dyslexiques ayant un trouble phonologique (Ramus, 2004).
64On remarquera cependant que cette discussion sur les différences entre phonologie et traitement des sons musicaux concernant la question de la dyslexie reste sur le postulat d’un mécanisme phonologique largement prédominant, postulat qui est, comme nous le verrons ci-dessous, fortement contesté actuellement. Quoi qu’il en soit, dans le présent travail, les résultats de l’expérience 1 et leur confirmation dans l’expérience 2, pointant vers un effet de la rééducation musicale sur des variables de nature précisément très perceptive, sont en faveur d’un effet direct sur les systèmes de perception du langage, donc compatibles avec l’hypothèse de mécanismes communs à la musique et au langage.
6.2 – La partie rythmique de l’entraînement est-elle suffisante ?
65Une autre théorie très en vogue à propos du mécanisme de la dyslexie est celle développée par Usha Goswami (Goswami et al., 2002) selon laquelle le système cognitif des dyslexiques serait spécifiquement incapable de traiter les stimuli survenant à une fréquence (modulation de fréquence) de l’ordre de 2 à 10 cycles par seconde, soit la fréquence approximative des syllabes, avec comme corollaire un défaut de perception du caractère segmenté des mots et des phrases. Ainsi, un défaut de développement de l’enveloppe d’amplitude de la parole pourrait mener à un défaut de développement du système phonologique dans ses aspects liés au rythme et aux patrons d’intonations (prosodie). De fait, chez les enfants dyslexiques, il a été retrouvé un déficit dans des tâches de perception rythmique et aussi de perception de la métrique musicale (Huss et al., 2011). Ces observations ont amené les chercheurs à proposer d’utiliser la stimulation rythmique comme traitement de ces aspects du déficit du dyslexique, et par extension, du trouble dyslexique lui-même. Bien que les résultats soient encore peu probants, ils n’en sont pas moins prometteurs, rejoignant en cela les intuitions des cliniciens du milieu du XXe siècle, tels que Mira Stambak ou Julian de Ajurriaguerra sur l’utilisation de la psychomotricité en tant que thérapeutique de la dyslexie (voir par exemple l’expression citée par de Ajurriaguerra (1951) de « moule phrastique rythmo-mélodique » s’appliquant aux mécanismes de la lecture).
66Dans la présente étude, les enfants dyslexiques recevaient une part conséquente de leur entraînement consacrée à des exercices rythmiques, avec une composante motrice inhérente à la plupart des tâches réalisées. Les études en imagerie fonctionnelle ayant testé la perception du rythme ont toutes montré l’implication de régions motrices du cerveau, principalement des régions corticales frontales, et à un moindre degré pariétales, mais aussi les ganglions de la base, en particulier le putamen et certains noyaux du cervelet (Grahn & Brett, 2007 ; Konoike et al., 2012).
67Ce circuit cérébello-putamino-frontal serait ainsi le substrat de la façon dont le cerveau perçoit les caractères rythmiques de l’environnement sonore. Dans le travail récent déjà cité de Flaunaccio et al. (2014), deux épreuves de rythme, l’une de reproduction de rythmes, l’autre de tapping en synchronie avec un métronome se sont toutes deux avérées très corrélées avec les tâches de lecture, surtout de pseudo-mots, mais aussi une tâche phonologique de fusion phonémique, proche de celle utilisée dans notre étude. L’amélioration de la performance en phonologie, bien que moins nette que pour la lecture de mots, pourrait ainsi être attribuable à la partie rythmique et motrice de l’entraînement. À l’issue de leur travail expérimental, Flaunaccio et al. recommandent d’utiliser le travail rythmique de manière préférentielle au travail sur les hauteurs dans les futurs protocoles rééducatifs chez des dyslexiques. Cependant, le fait que l’amélioration constatée dans notre étude n’ait pas été discernable (du moins statistiquement) sur les épreuves de reproduction de rythme nous laisse penser que ce n’est pas là qu’il faut rechercher le principe actif le plus crucial, parmi tous les ingrédients de l’entraînement proposé.
6.3 – Rôle des processus attentionnels dans l’effet observé
68Comme nous l’avons signalé, l’un des effets les plus nets que nous ayons pu observer est celui sur les variables attentionnelles, en particulier les deux subtests d’attention de la NEPSY, épreuves qui explorent de façon exclusive l’attention sélective pour la première et l’attention divisée pour la seconde. Une amélioration globale de 20 % sur les 6 semaines d’entraînement est effectivement un résultat particulièrement probant, d’autant que, comme nous l’avons également souligné, cet effet persiste 6 semaines après la fin de l’entraînement. Selon les conceptions actuelles de la dyslexie (voir par exemple Habib et al., 2014), le trouble phonologique a beaucoup moins la primauté qu’il ne l’avait il y a quelques années à peine. Plusieurs auteurs actuels se focalisent ainsi sur le fait que l’on rencontre régulièrement des dyslexiques chez qui le trouble de la lecture ne peut pas s’expliquer par un trouble phonologique (par exemple dans le cadre maintenant bien reconnu, au moins dans la littérature francophone, de la dyslexie visuo-attentionnelle (Valdois, 1996 ; Valdois et al., 2004), ou plus généralement d’un trouble de l’attention comme générateur de dyslexie (Hari & Renvall, 2001). À l’inverse, une étude d’imagerie cérébrale récente (Heim et al., 2014) a démontré que des dyslexiques qui recevaient 3 types de remédiations différentes (l’une basée sur la phonologie, la seconde sur l’attention et la troisième sur la lecture) présentaient au final le même patron d’amélioration en termes d’activation cérébrale (spécifiquement une augmentation d’activité dans la région temporale inférieure gauche). Il est ainsi concevable que l’amélioration que nous avons pu constater dans notre étude sur les tâches de lecture et de phonologie soit seulement un épiphénomène lié à l’effet sur les systèmes de l’attention, bien que nous n’ayons pas pu mettre en évidence de corrélation entre le degré d’amélioration des tâches phono-lexiques et celui des tâches attentionnelles. Nous noterons toutefois que si l’amélioration a été nette pour les épreuves d’attention auditive, il n’en fut pas de même pour les épreuves d’attention visuelle qui sont restées inchangées, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre dans le cas d’un effet de l’entraînement via les mécanismes généraux de l’attention. Il n’en reste pas moins qu’un effet positif sur l’attention a très certainement participé à l’amélioration générale constatée, même s’il n’est probablement pas le facteur unique de cette amélioration.
6.4 – Vers une explication en termes de connectivité interrégionale
69Tout en émettant toutes les réserves qui s’imposent en raison de l’absence de groupe de contrôle digne de ce nom dans notre étude, nous pouvons toutefois avancer l’idée que le contenu même des ateliers de rééducation musicale a eu un effet propre sur l’amélioration constatée. L’accent mis sur le caractère intermodalitaire nous semble pouvoir rendre compte de l’effet observé sur les tâches requérant un partage d’information entre différentes modalités, telles que les tâches de lecture, de comparaison de séquences de lettres, mais aussi les tâches phonologiques, si on considère que de telles tâches requièrent obligatoirement l’échange d’informations entre les représentations acoustiques des phonèmes, stockées dans les régions temporales de l’audition dans l’hémisphère gauche, et les régions frontales inférieures, abritant les processeurs phonologiques (Boets et al., 2013). Il en va de même pour la tâche de perception catégorielle qui, en apparence, semble reposer essentiellement sur des processus perceptifs pré-attentifs (Chobert et al., 2012), mais qui en fait requiert probablement la mise en relation de structures distantes, comme l’aire prémotrice frontale gauche, qui a été retrouvée activée chez les dyslexiques lors d’une tâche similaire en IRM fonctionnelle (Dufor et al., 2009).
70Comme cela a été détaillé dans le paragraphe introductif de cet article, la littérature récente sur la dyslexie et les affections apparentées et comorbides de la dyslexie converge pour montrer que les principales différences structurelles rencontrées sur le cerveau de dyslexiques par rapport à un cerveau standard ont trait à la nature, l’intégrité et la directionnalité des faisceaux d’association de la substance blanche hémisphérique, et que ces différences sont présentes avant l’apprentissage de la lecture (Saygin et al., 2013) donc ne peuvent pas être la conséquence d’un manque d’expérience avec le langage écrit (bien que cela puisse y contribuer comme l’ont montré des études sur les illettrés, de Schotten et al., 2014). Ces mêmes faisceaux d’association sont également modifiés chez des musiciens, qu’ils soient instrumentistes ou chanteurs (Halwani et al., 2011) et se modifient chez l’enfant sous l’effet de l’apprentissage musical, modifications qui sont perceptibles après seulement quelques mois d’apprentissage. Hyde et al. (2009) ont ainsi montré une modification significative de ces faisceaux d’association chez des enfants de 6 ans après 15 mois d’apprentissage du piano [3][3]On notera toutefois que le consensus n’est pas définitif quant….
71Lorsqu’on considère l’ensemble des présentations cliniques possibles au sein de la rubrique « troubles spécifiques d’apprentissage » (qui a remplacé celles de dyslexie, dyscalculie et troubles de l’écriture) dans le récent DSM-5, on s’aperçoit que les différentes entités peuvent toutes être requalifiées en termes de dysconnectivité entre des régions distantes du cerveau. La lecture est encore le domaine le plus exemplaire, avec la reconnaissance quasi unanime du rôle crucial d’un déficit de la transcription entre les graphèmes et les phonèmes, qui peut être vu comme la conséquence d’un défaut d’intégration entre les représentations visuelles des graphèmes et les représentations auditives des phonèmes. L’équipe néerlandaise de Léo Blomert (Blau et al., 2009) a montré grâce à l’IRM fonctionnelle que les dyslexiques sont caractérisés par une mauvaise intégration des codes écrit et oral d’un même phonème, dans le sens où, lorsque la présentation des stimuli écrit et oral est congruente, ils activent moins bien que des témoins les zones temporales spécialisées dans le double traitement, visuel et auditif, mais lorsqu’elle est incongruente, ils l’activent plus que ne le font les normaux. Cette notion d’intégration intermodalitaire aberrante est aussi applicable à d’autres circonstances cliniques comme la dysgraphie, où l’enfant peine à associer les phonèmes avec leur forme écrite, ou encore dans la dyscalculie, où il ne peut mettre en relation les termes du vocabulaire numérique avec la représentation mentale de la quantité qui leur correspond (Noel et al., 2013).
72Notre hypothèse, basée sur cet ensemble de faits cliniques et expérimentaux est que le mécanisme de base commun aux différentes situations cliniques regroupées sous le terme de troubles spécifiques d’apprentissage répondrait à un défaut de mise en place de certaines connexions, sous forme de faisceaux d’association dont la structuration au cours du développement, pour des raisons qui pourraient être diverses, depuis une prédisposition génétique jusqu’à un modelage continu par le degré de familiarité avec l’acte de lecture, serait en quelque sorte faussée et déboucherait sur une mise en place défectueuse de la fonction. Dès lors toutes les situations de remédiation qui, comme celles utilisant la pratique musicale, exercent de façon répétée et systématique la ou les connexions défectueuses pourraient contribuer à restaurer l’ensemble du système.
7 – Conclusion
73Il est clair que cette hypothèse est jusqu’ici seulement spéculative, mais elle a le mérite d’être directement testable, non seulement par des explorations fonctionnelles et morphologiques du cerveau en évaluant la connectivité interrégionale, fonctionnelle et morphologique, chez des dyslexiques avant et après un traitement de ce type, mais également en recherchant des effets communs sur les systèmes cérébraux de la lecture, de l’écriture et du calcul, dans la mesure où agir sur un mécanisme aussi général que la mise en place défectueuse de connexions intracérébrales devrait avoir une incidence sur divers troubles, au-delà des seuls troubles de la lecture. Un raisonnement similaire a été proposé pour l’autisme, après la constatation répétée d’une dysconnectivité des fibres à longue distance dans cette affection (Schipul et al., 2011 ; Mueller et al., 2013) étayant l’utilisation jusqu’ici empirique de la musique comme traitement des troubles du spectre autistique.
74Pour revenir à la dyslexie, qui reste la cible principale du présent travail, il est clair que la démonstration définitive d’un effet positif de l’apprentissage musical, en particulier la pratique régulière d’un instrument, pourrait déboucher sur des recommandations fortes vis-à-vis des instances éducatives et scolaires, incitant à réviser fondamentalement les programmes et les habitudes quant à la place, jusqu’ici très marginale, de la musique dans l’enseignement officiel dans les pays francophones. À cet égard, certaines expériences étrangères comme le projet « Sistema » au Venezuela, ont déjà été imitées avec succès [4][4]Cf. par exemple, dans les banlieues défavorisées de Los Angeles… y compris dans leur aptitude à lutter contre les difficultés d’apprentissage (Majno, 2012).
Notes
- [1] Service d’Éducation Spéciale et de Soins à Domicile
- [2] Une telle vision serait plus compatible avec l’ensemble des données montrant que les aptitudes musicales et les aptitudes linguistiques sont le plus souvent dissociables, en particulier lors de lésions cérébrales, comme le cas des amusies sans aphasie et des aphasies sans amusie (voir Peretz, 2006 ; Peretz & Lidji, 2006).
- [3] On notera toutefois que le consensus n’est pas définitif quant à savoir si ces constatations morphologiques sont seulement la conséquence de la pratique musicale, ou ne pourraient pas, dans certains cas, apparaître comme le témoin d’une prédisposition préalable à tout apprentissage musical (Engel et al., 2014).
- [4] Cf. par exemple, dans les banlieues défavorisées de Los Angeles (the « Harmony project »)
- Mis en ligne sur Cairn.info le 12/02/2015
- https://doi.org/10.3917/devel.016.0036